S. Manzi: Une économie de la pauvreté

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Titel
Une économie de la pauvreté. La comptabilité du couvent des franciscains de Lausanne à la veille de la Réforme (1532-1536)


Autor(en)
Manzi, Stéphanie
Erschienen
Lausanne 2013: Cahiers lausannois d'histoire médiévale
Anzahl Seiten
309 S.
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Karine Crousaz

Issu d’un mémoire de master défendu à la section d’histoire de l’Université de Lausanne, ce livre est centré sur la comptabilité tenue par le couvent des franciscains de Lausanne entre 1532 et 1536, soit les quatre dernières années de son existence, avant sa suppression par les Bernois et la transmission de ses biens à la Ville de Lausanne. L’ouvrage comprend une étude minutieuse de cette source, son édition complète ainsi que de nombreuses annexes. Le couvent franciscain de Lausanne, fondé vers 1258, fait partie de la province de Bourgogne et, comme chef-lieu de custodie, revêt une importance régionale dans l’ordre franciscain. Malgré deux tentatives initiées par le concile de Bâle, en 1439 et 1440, le couvent lausannois ne passera jamais à la mouvance observante de l’ordre, qui insistait sur un retour à une pauvreté stricte et sur une meilleure observation des enseignements de saint François. Ce couvent se devait néanmoins de respecter les préceptes généraux de pauvreté volontaire associés aux ordres mendiants. C’est cette «économie de la pauvreté» que Stéphanie Manzi étudie avec grand soin.

La comptabilité permet d’observer les recettes et les dépenses des frères lausannois au quotidien. Dans les informations qu’elle peut offrir sur la situation financière globale et sur la consommation réelle du couvent, cette source présente toutefois certaines limites, que l’auteure expose clairement. Ainsi, pour la nourriture, le résultat des quêtes réalisées par les frères, notamment le pain et le vin, ne figure généralement pas dans la comptabilité. Si l’on y ajoute les légumes et les herbes qui poussaient dans le jardin potager du couvent, une part importante de la nourriture consommée n’a pas été achetée par les frères et nous échappe donc. Un autre aspect que la source ne résout pas est celui de la «caisse du procureur», sur lequel nous reviendrons. Néanmoins, la source comptable offre une multitude d’informations très utiles que Stéphanie Manzi présente de manière convaincante.

Les dépenses pour la nourriture constituent plus de 50% du total des dépenses. La viande (boeuf et mouton à 90%) forme le poste le plus coûteux, soit environ 65% des aliments. Viennent ensuite le poisson et les oeufs, pour environ 15% chacun, et finalement le beurre, pour environ 3% des dépenses alimentaires. Quelques jambons et fromages ont été comptabilisés par les frères dans les dépenses extraordinaires. Les achats de nourriture montrent que les frères respectent les jours maigres prescrits par l’Église. Seul le prédicateur invité lors du Carême semble bénéficier d’un régime de faveur dans la qualité des aliments, comme en témoigne l’achat d’anguilles et de poissons de mer.

Les autres dépenses, qu’elles figurent dans la rubrique des «dépenses extraordinaires» ou à celles des «dépenses communes», sont plus variées. Elles comprennent les salaires de femmes qui font la lessive, nettoient l’église et aident en cuisine ainsi que ceux d’ouvriers qui travaillent les vignes des frères, leur potager ou qui effectuent des tâches pour les bâtiments. On voit également apparaître dans ces dépenses du bois, de la paille, de la cire, de l’huile, du matériel pour des travaux d’entretien, etc.

L’analyse des revenus du couvent menée par Stéphanie Manzi montre que de 1533 à 1536, moins de 30% des recettes sont «casuelles», ou ponctuelles, le solde étant constitué de recettes fixes, en particulier de rentes. Selon l’auteure (p. 81), nous sommes «bien loin de l’idéal de vie au jour le jour préconisé par l’ordre à ses débuts». Elle observe la provenance sociale et géographique des débirentiers et la manière dont les frères tentent de s’assurer le paiement de leur dû, en allant jusqu’à intenter un procès contre les mauvais payeurs. Les quêtes contribuent à hauteur de 10% aux recettes du couvent, ce qui est loin d’être négligeable si l’on pense que toutes les rentrées en nature ne figurent pas dans la comptabilité. Stéphanie Manzi présente les trois grands moments pour les tournées de quête. Une quête de vin a lieu dans la région de Vevey entre janvier et mai; vers Pâques il s’agit d’une quête de cire; finalement, entre début novembre et fin décembre, une troisième quête rapporte surtout de l’argent. Le terminus des franciscains lausannois, le territoire sur lequel ils peuvent quêter sans empiéter sur celui d’autres couvents, s’étend à l’est jusqu’en Valais et au nord-est jusqu’à la région de la Gruyère. Les rituels funéraires (messes pour les défunts) rapportent 6% des revenus comptables du couvent. La dévotion des fidèles pour les reliques des saints et les dons dans le tronc de l’église apporte 4% des recettes annuelles.

Le bilan comptable du couvent est déficitaire pour les quatre années étudiées. Ce déficit est pris en charge par «la caisse du procureur» du couvent. Comme le constate Stéphanie Manzi, aucune source ne permet de savoir ce que contient cette caisse, ni comment elle est alimentée. L’auteure avance l’hypothèse que cela pourrait être par les legs reçus par le couvent. Ce dernier ne ferait probablement pas de déficit, mais voudrait présenter cette image pour mieux correspondre à l’idéal franciscain de pauvreté. Comme le relève l’auteure, cette image constitue sans doute la motivation première des frères pour tenir une comptabilité apparemment impeccable et pour la faire vérifier régulièrement.

Du point de vue économique, le couvent des franciscains de Lausanne continue à fonctionner de manière habituelle jusqu’au passage du Pays de Vaud à la Réforme. Aucun signe avant-coureur n’intervient dans les exercices comptables de 1535-1536. La dévotion des fidèles semble même en légère augmentation. Si ce n’est les douze sous dépensés en janvier-février 1536 pour fortifier les portes durant la campagne militaire bernoise, rien n’indiquerait dans la comptabilité franciscaine la situation extérieure qui provoquera bientôt la fermeture définitive du couvent et l’exil de ses membres qui semblent tous, peut-être à une exception près, avoir fait le choix de continuer à vivre selon la religion catholique.

L’auteure est sensible aux différents acteurs et à leurs motivations, ainsi qu’aux nombreux aspects de la vie quotidienne que la comptabilité franciscaine permet de mettre en évidence. Elle intègre cette source dans l’histoire et les pratiques de l’ordre franciscain, et aussi dans le contexte politique et religieux du Pays de Vaud au début du XVIe siècle. Il s’agit donc d’un travail réussi et utile ; nous espérons que son auteure poursuivra dans sa thèse, comme elle l’annonce en conclusion, ses travaux sur les ordres mendiants en Suisse romande.

Zitierweise:
Karine Crousaz: Rezension zu: Stéphanie Manzi, Une économie de la pauvreté. La comptabilité du couvent des franciscains de Lausanne à la veille de la Réforme (1532-1536), Lausanne: Cahiers d’histoire médiévale, 2013. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 123, 2015, p. 255-256.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 123, 2015, p. 255-256.

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